III- Les Pompéiens et les graffitis amoureux :
Dans la masse de ces graffitis, des prénoms isolés se détachent, d’autres se rassemblent, et petit à petit, toute une légende se construit et nous révèle les épisodes de l’histoire affective d’êtres éphémères dont les sentiments et les impulsions demeurent, gravés…
« Les murs ont la parole » !
A- Les prénoms associés
Des hommes et des femmes ont inscrit leur nom dans la pierre ou le stuc comme FORTUNA – 5 371 -, dans une belle écriture déliée, généreuse et équilibrée, avec des lettres aux longs ou larges jambages :
et ailleurs, sans doute un « petit ami », AMICULUS – 8 269 – dont la signature recèle un souci un peu maladroit d’esthétisme, et peut-être de séduction …
On trouve encore FORTUNATUS – 7 309 – en grosses lettres, et quelquefois un portrait associé ou non, dans la même écriture large :
GIULI(a)US – 7 309 –
TROPHIMUS b …
Ces prénoms isolés, écrits par soi-même ou par d’autres, par superstition amoureuse, par jeu ou par défi parfois, se rencontrent, s’associent entre eux de mille façons.
Lui à Elle :
Ici l’homme s’adresse à la femme qu’il aime en associant son nom au sien. Les messages sont brefs et toute la tendresse est contenue dans le possessif SUAE ( sa chère, ou sa chérie ) et dans le salut.
ISMARUS CROCINENI SUAE SALUTEM – 5 298-
PIER APRONIAE SECUNDINAE SALUTEM – 7 062 –
CAMPYLUS SALUTEM – 6 817 –
MODESTUS MUSAE SUAE – 8 638 –
EROS THYMELI (salutem) – 8 653 –
LUCILIUS LUCIDAE SUAE UBIQUE SALUTEM – 8 676 / 77-
MAXIMUS IRENAE SU(a)E (salutem) C. I. L. IV Suppl. III – 10 079 –
Ce message direct peut s’enrichir d’un souhait ou d’une bénédiction :
SECUNDUS PRIMAE SUAE UBIQUE IPSE SALUTEM
ROGO, DOMINA, UT ME AMES – 8 364 –
Secundus lui-même à sa chère Prima, en tout lieu,
je te prie, maîtresse ( de mon coeur), de m’aimer !
Il s’agit sans doute ici du nom d’un affranchi (Secundus) : l’écriture est maladroite et irrégulière, le nom de Secundus inscrit en très grandes lettres, et le message entouré d’un trait.
L. AELIUS MAGNUS PLOTILLAE SUAE
ROGO, DOMINA SALUTEM – 1 991 –
VICTORIA VALE ET UBIQUE IS, SUAVITER STERNUTES – 1 477 –
( Puisses-tu éternuer avec bonheur).
VALE NODESTA, VALE ! VALEAS UBICUMQUE ES – 4 504 –
Dans ces deux dernières inscriptions, l’amant omet son nom.
Elle à lui :
Nous avons peu de documents dans ce cas de figure…Les femmes écrivaient – elles moins sur les murs que les hommes?
OPTATA SECUNDO SUO SALUTEM – 8 755 –
Optata salue son cher Secundus !
Ici la formulation est la même dans la réciprocité.
VIRGULA, dans une inscription effrontée mais non dénuée de tendresse ( Tertio suo) s’adresse à son mari, dans une écriture serrée et régulière :
VIRGLA TERTIO SUO INDECENS ES – 1 881 –
Virgula à son cher Tertius , tu es indécent !
Une autre femme dont nous ne connaissons pas le nom a écrit dans une langue populaire, cette apostrophe énergique à un muletier, pressée d’arriver au plus vite à Pompéi pour se réjouir de son amant :
AMORIS IGNES SI SENTIRES, MULIO
MAGIS PROPERARES UT VIDERES VENEREM
DILIGO IUVENEM VENUSTUM : ROGO, PUNGE, IAMUS
BEBISTI ? IAMUS ! PRENDE LORA ET EXCUTE,
POMPEIOS DEFER, UBI DULCIS EST AMOR MEUS – 5 092 –
Allons, je t’en prie, tu as fini de boire ? allons, pressons, muletier, dépêche-toi de me conduire à Pompéi auprès d e mon doux ami ! …
Elle, lui et les autres :
Nous avons vu dans les inscriptions précédentes, que lui ou elle s’adresse directement à l’autre à la première personne; en inscrivant son propre nom également, dans la plupart des cas.
Cette fois, une tierce personne qui demeure anonyme, se mêle des relations de deux amants en mentionnant leurs noms : témoin ou « voyageur », elle regarde ainsi à distance et parle à la troisième personne en introduisant diverses notations pour dire le lien , la liaison :
la notation « amat » (aime)
MARCUS SPENDUSAM AMAT – 7 086 –
FIGULUS AMAT IDAIAM – 3 131 –
CAESIUS FIDELIS AMAT MECONEM – 1 812 –
CORNELIA HELENA AMATUR AB RUFO – 4 637 -,
l a liaison « cum » ( avec):
MODESTUS CUM ALBANA – 6 818 –
FELIX CUM FORTUNATA – 2 224 -,
cette liaison se trouble parfois de notations plus ou moins ambiguës, sans doute à dessein :
ROMULA HIC CUM STAPHILO MORATUR – 2 060 –
Romula s’attarde ici avec Staphilus.
ANTIOCHUS HIC MANSIT CUM CITHERA – 8 792 -,
Anthiocus est resté ici avec Cithéra.
qui se précisent à l’occasion : il s’agirait donc de sexe !
ARPHOCRAS HIC CUM DRAUCA
BENE FUTUIT DENARIO – 2 193 –
Arphocras a bien baisé ici avec Drauca, pour un denier.
L’écriture ici est hachée, comme écrite à la hâte et peu lisible.
On note que les lettres sont parfois très stylisées, par exemple le E est représenté par deux segments parallèles : \ \
En ce qui concerne ces graffitis populaires et plus ou moins vulgaires, le graphisme est souvent simplifié à une suite de segments de ce genre. On peut se référer dans ce domaine à KRENKEL (Pompejanische Inschriften), qui a établi un alphabet constitué de toutes les formes de lettres trouvées dans les inscriptions Pompéiennes.
L’indiscrétion, à la limite du voyeurisme dans le cas précédent se traduira cette fois par le désir assez puéril de faire un pied de nez à quelqu’un :
SERENA ISIDORUM FASTIDIT – 3 117 –
Séréna est dégoûtée par Isidorus.
ou
MARCELLUS PRAENESTINAM AMAT ET NON CURATUR – 7 679 –
Marcellus aime Praenestina qui n’en a rien à faire de lui .
À ce propos nous nous souvenons du dialogue sur le mur de deux « prétendants », Successus le tisserand et Severus, tous deux épris de la servante IRIS – 8 258- 8 259 – … AMAS HIRIDEM QUA(e) TE NON CURAT ! …( Tu aimes Iris qui n’en a rien à faire de toi)
Mais l’intervention de « l’autre » peut aussi être bénéfique et amicale, complice des amants :
METHE, COMINAE, ATELLANA, AMANT CRESTUM CORDE ET SEMPER CONCORDES VIVANT – 2 457 -,
Methé, Cominae, Atellana aiment Crestus…
et dans une formulation assez courante : qu’ils soient heureux ensemble jusqu’à la fin de leurs jours !
DAPHNICUS CUM FELICULA SUA HAC BENE
FELICULAE, BENE DAPHNICO : UTRISQUE BENE EVENIAT – 4 477 –
Daphnis et sa chère Félicula, à Felicula, à Daphnis, Fortune et prospérité !
ou simplement : PELAGIO, FUSCAE, SALUTEM – 8 836 –
Salut à vous, Pelagius et Fusca !
Cette inscription nostalgique :
VIBIUS RESTITUTUS HIC SOLUS DORMIVIT
ET URBANAM SUAM DESIDERABAT – 2 146 -,
Vibius reposé, a dormi tout seul ici, et il avait du désir pour sa chère Urbana.
trouvée sur le mur d’une chambre d’auberge, était-elle un message de VIBIUS lui-même, ou la marque de sympathie de quelqu’un pour son ami éloigné de sa maîtresse ?
On pourrait peut-être associer cette inscription au vœu d’un homme qui s’en va pour un voyage d’affaires et espère que son amie lui sera fidèle :
PROPERO, VALE MEA SAVA, FAC ME AMES … – 2 414 –
De la part de Propérus, porte-toi bien ma chère Sava, fais en sorte de m’aimer
L’adresse emphatique à quelqu’un peut se faire par le biais de la divinité :
VENUS ES VENUS – 1 625 -,
Vénus, tu es Vénus !
et une femme amoureuse inscrira avec exaltation :
NUCERINUS HOMO BELLUS – 8 966 –
Nucerinus homme magnifique !
D’autres éloges se feront à la popularité empreinte de fascination qu’exercent certains hommes sur les femmes en particulier :
c’est le cas de deux gladiateurs Crescens et Celadus, « bourreaux des cœurs », et on peut lire:
TRAEX CELADUS RETIARIUS CRESCENS PUPARUM DOMINUS – 4 356-, comme nous l’avons vu précédemment, et aussi, à l’intention de Floronius, soldat de la septième légion :
FLORONIUS BENEF(iciarius) AC MILES LEG(ionis)
VII HIC FUIT, NEQUE MULIERES SCIERUNT NISI
PAUCAE … ET SE DEDERUNT ( ou SESERUNT) – 8 767 –
Floronius bénéficiaire et soldat de la septième légion, était ici et peu de femmes l’ont su et se sont offertes à lui !