La Vieille dame et la mort, de Françoise Guichard

LA VIEILLE DAME ET LA MORT , pourrait être un conte noir et grec de Papadiamantis, mais il est provençal, sorti de l’imaginaire et de la réalité tout à la fois, de mon amie Françoise. Macabre et drôle ! bonne lecture d’été et de cigales !

la vieille dame et la mort

« Ce matin-là, cousine Berthe s’éveilla de fort méchante humeur. Non seulement ses rhumatismes la faisaient souffrir plus que de raison – le froid était extrême pour un mois de novembre, il allait sûrement neiger – mais un pressentiment noirâtre l’agitait : la journée ne serait pas simple. Et de fait, quand elle ouvrit ses volets, la neige était déjà tombée, dix bons centimètres sans doute, et elle n’avait pas rentré ses azalées. L’hiver commençait mal. Il lui faudrait jeter ses plantes : elle n’aimait pas ça.

Quand nous l’avons connue, cousine Berthe était une vieillarde rose, allègre et pomponnée, petite chose vive, impeccable et acide, parcimonieuse et gaie, le genre trotte-menu qui ne lâche rien. Nous l’appelions « cousine Berthe » à cause de « cousine Bette », car nous n’étions pas très malins. C’était à dire vrai une vague grand-tante, par alliance encore, et les adolescents que nous étions alors ne s’en occupaient guère. Mais elle ne nous intéressa qu’après, quand nous avons appris, étonnés et ravis, tout ce dont elle était capable, l’air de rien et sans y toucher. Mais à ce moment-là elle était déjà morte. Nous en avons eu des regrets : nous étions passés à côté d’une femme extraordinaire. Tant pis pour nous, c’était trop tard.

Elle avait épousé, bien après la trentaine, un riche protestant de Nîmes, qui lui avait laissé, après avoir eu le bon goût de mourir au bout de deux ans, de quoi s’offrir une immense demeure dans un village bas-alpin au fond de la Haute Provence, avec une vue imprenable sur les vallées environnantes, et l’Italie au loin derrière les nuages. Berthe avait toujours aimé la montagne, son silence et sa solitude, les promenades en altitude, et la vie saine, un peu austère, lui convenait parfaitement, pourvu qu’il y eût autour d’elle de quoi la rendre confortable. Elle vivait donc là depuis les années vingt ou trente, entre deux chiens, trois chats, et sa bibliothèque. Avec ses trois niveaux d’appartements, sans oublier le « galetas » très riche en vieilles hardes, où nous nous déguisions quand nous étions enfants, « La Maison », — ainsi qu’on l’appelait sans précision supplémentaire, jusque sur l’adresse postale –, donnait sur un jardin descendant en terrasses jusqu’à une rivière et planté de pruniers. Elle était meublée avec goût, avec des meubles bien cirés, des portes en noyer, des fauteuils en tapisserie aux coussins assortis, et des miroirs profonds comme chez Baudelaire. C’était un intérieur flamand près de la fontière italienne, douillet, assez cossu, où chaque chambre avait sa bassinoire en cuivre et des édredons rouges pour se tenir chaud. Et comme ce n’était pas encore l’époque des vacances de neige et des usines à élever les skieurs en batterie, cousine Berthe coulait là des journées fort paisibles à lire les classiques, à crocheter des couvertures ou à broder au petit point, seulement tourmentée par ses douleurs articulaires, et attendant sereinement l’heure de reposer enfin au cimetière, où elle s’était fait construire un tombeau de granit noir d’un parfait mauvais goût, enclos d’une grille en ferraille avec des ananas aux angles. Elle avait bien soixante-cinq ans, et gravissait ses escaliers en grommelant avec entrain, insultant ses propres genoux et les traitant de tous les noms. Jamais une plainte en public : personne n’aurait jamais cru qu’une petite dame si alerte ait souffert à ce point dès qu’il fallait marcher. Elle avait mal aux bras aussi, à la nuque, aux épaules dévorées d’arthrose. Cousine Berthe, c’est certain, ne parlait pas anglais, mais elle appliquait à la lettre « Never complain, never explain », bien qu’elle n’aimât pas le thé. Elle sauvait la face, et même mieux que ça. Marcher la tête haute, se tenir bien droite, ne jamais claudiquer, quitte à compter ses pas par phobie de tomber, c’était son combat quotidien. Et chaque soir sans chute était une victoire.

Ce matin-là, — c’était bien avant guerre, avant l’automobile à la portée de tous – cousine Berthe subodorait l’incident. La journée serait difficile, et peut-être la suite. La neige n’était qu’un début, elle le sentait bien. Il y avait dans l’air comme l’ombre d’une menace. Les chats boudaient dans leurs paniers, les chiens la regardaient les yeux pleins de reproches, et le lait venait de verser : sinistre augure en vérité. Elle gratta sa cuisinière à la paille de fer. L’odeur du lait brûlé lui soulevait le cœur.

Elle n’eut pas le temps de finir son café que le facteur sonnait avec un télégramme posté de l’Isère : la tata Daumesnil venait de décéder. Prière venir d’urgence. Je ne sais pas quoi faire. Ta sœur désespérée, Louise.

Cette cruchette de Louise ne sera jamais bonne à rien ! , soupira la cousine en renonçant à sa tartine. Quelle empotée, décidément…

Sa sœur cadette, restée vieille fille, et préposée ipso facto à la garde de la tantine, se noyait dans un verre d’eau. Hypocondre au-delà de tout, voyant sa mort prochaine depuis soixante ans, Louise avait fait de la jérémiade un art à part entière et élevé la plainte à un niveau de perfection à peine concevable. Dans une vie antérieure, elle avait dû être pleureuse en Grèce ou bien en Corse, et une vraie professionnelle, avec tous les soupirs placés au bon endroit, les bruits de gorge convenables et les lamentations idoines. Car elle ne savait que geindre, à tout propos et tout le temps, de préférence pour des riens. Elle était là, enfin, face à un vrai malheur, incapable d’agir, plantée devant la morte comme le ravi de la crèche, se disait Berthe avec colère. Une vraie « santibelli », plus dépourvue de sens qu’une enfant de dix ans, pas vraiment bête, non, pas une demeurée, mais pas dégourdie pour deux sous.

A dji dé biaï, maugréait la cousine, à qui venait le provençal dans son irritation.

Elle n’a pas de « biais », elle n’est bonne à rien, c’est à désespérer. Déjà, toute petite, elle était infichue de lacer ses souliers.

Les choses étaient pourtant d’une simplicité biblique : la tante Daumesnil, cent-deux ans aux cerises, était morte dans son sommeil, rejoignant ses ancêtres à la droite du Père après une vie bien remplie. Elle laissait en héritage à ses nièces chéries des maisons, des propriétés, tout un paquet d’obligations dans le creux de l’armoire, avec de beaux coupons crantés à découper, de quoi être à l’abri pour les siècles des siècles… Mais elle leur laissait en prime son cadavre, fort encombrant on va le voir.

Ce n’était pas qu’elle fût lourde : la tante Daumesnil, comme tous les avares, ne mangeait que pour vivre, et plus souvent du tapioca que des truffes à la crème. Le problème n’était pas là. Mais en ces temps lointains, les défunts tenaient tous, pour des raisons obscures ou par économie, à être ensevelis auprès de leur famille. La tante Daumesnil n’allait pas dépenser de quoi se payer un caveau, puisque sa nièce Berthe avait édifié, au coin du petit cimetière de son village de montagne, un grand tombeau de granit noir assez volumineux pour abriter une colonie de vacances. Elle avait donc spécifié, dans ses dernières volontés, qu’elle voulait qu’on l’enterrât au fond de la Haute Provence, en attendant que la rejoigne sa chère nièce Berthe qu’elle avait tant aimée. Et pour faire bonne mesure, elle avait menacé Louise de revenir lui tirer les pieds nuitamment si on ne respectait pas à la lettre cet ultime vœu. La pauvrette en tremblait encore.

Il fallait donc rapatrier le corps, depuis le fin bout de l’Isère jusqu’aux Alpes du sud. Et cela coûtait cher, songeait Berthe en bouclant à la hâte son sac : un cercueil plombé, un certificat médical, des centaines de kilomètres de la Chartreuse à la Provence, et l’octroi à payer à l’entrée de nombreuses villes. Des centaines de francs, au moins, peut-être même mille. Quel gaspillage, quel gâchis, que de vaines formalités ! Mille francs, doux Jésus, c’était au moins le prix d’une de ces automobiles qu’elle voyait passer parfois, dans un nuage de poussière, sur la route qui mène à Allos. Il faudrait un jour qu’elle essaie… Mais l’urgence lui commandait des décisions rapides. Elle se débarbouilla à la diable, se couvrit chaudement, enroula son renard roux autour de son cou, frotta les yeux de verre du coin de sa manche, mit ses galoches sur ses chaussures de ville, et pataugea comme elle put dans la neige poudreuse jusqu’au relais de poste.

Elle prit la patache jusqu’à Thorame-Basse. Le cocher était ivre, une fois de plus, mais le cheval savait la route jusqu’au terminus. Elle attendit le train de Nice, « compagnie de Provence », qui la conduisit à Digne-les-Bains en trois heures environ. Elle y changea pour Saint-Auban, puis encore à Grenoble, afin de rejoindre Voiron, où s’angoissait sa sœur de plus en plus fébrile et trempant ses mouchoirs avec persévérance.

Le voyage dura une douzaine d’heures : elle eut le temps de réfléchir. Tous ces trains traversaient les Alpes enneigées avec une lenteur extrême, faisant cliqueter leurs bogies à chaque courbe de la voie, — et Dieu sait s’il y en avait, des virages et des grimpettes, des ponts et des tunnels, des à-pic et des précipices, des trajectoires héroïques, sur ces lignes acrobatiques tranchées, comme arrachées, au flanc de la montagne, et supprimées depuis en rançon du progrès. Dans les compartiments régnait un froid de gueux. Seule dans son wagon, à peu de choses près, la cousine songeait, rêvant quelque moyen de ramener le cadavre à bon port sans bourse délier. Mille francs, c’était impensable. Il lui fallait trouver un biais. Emmitouflée dans son renard, percluse, endolorie, claquant un peu des dents, cousine Berthe méditait. Les vibrations du train, son rythme à quatre temps, la tenaient en état de sommeil éveillé, où sa pensée flottait vers les plans les plus hasardeux. Puis elle s’endormit. Elle rêva longtemps que la tante volait au-dessus des nuages, qui se défaisaient doucement pour lui servir de lit ou de tapis volant, et la conduire au cimetière, glissée directement, insinuée, légère, sous la grande dalle en grès noir, comme si elle lévitait. Quand Berthe reprit ses esprits, sous ses yeux défilaient des arbres déplumés, des mélèzes étiques croulant sous les stalactites de glace, des gares lézardées, des villages fantômes, des fils téléphoniques comme des girandoles de verre brisé. Dans une atmosphère blanchâtre de brouillard givrant, seules présences humaines dans cet hiver prématuré, les garde-barrière tournaient leur manivelle, le fichu sur la tête comme des babas russes. Le train allait cahin-caha dans la lumière sale. Berthe dodelinait. Des étoiles poussaient sur les vitres, qu’elle gratta du bout des gants pour avoir plus de jour. Elle n’aurait pu dire quelle heure il était. Cette petite Sibérie interminable et grise lui inspira finalement un projet fort peu poétique.

Le trajet lui prit la journée, mais en arrivant à Voiron elle avait son idée. Elle traversa donc le village à grands pas, faillit cent fois tomber mais jamais ne chuta, tant elle était déterminée. Ses galoches craquaient sur la neige poudreuse, mais elle allait tambour battant, comme exaltée par sa résolution. Elle cueillit Louise en larmes d’un « Silence, petite, ce n’est pas le moment », qui lui cloua le bec, et lui expliqua tout. L’autre se plaignit pour la forme, mais ne protesta pas vraiment, tant elle était faible, sotte, fade et inepte, face à son aînée. Elle obéit sans regimber aux ordres de sa sœur, que les douleurs rhumatismales rendaient à présent impérieuse – entre Mary Marquet et Françoise Rosay. Louise savait bien qu’elle n’avait pas d’autre choix que suivre aveuglément : Berthe pensait pour elle. C’était elle la tête, et Louise les bras. Consciente de sa nullité, la cadette s’exécuta, poussant quand même un gros soupir pour rappeler qu’elle existait.

Tantine Daumesnil était étendue sur son lit, les mains jointes, les yeux fermés, en chemise de nuit à broderies anglaises. Une branche de buis rougeâtre et effritée dépassait d’un grand bénitier sur la table de nuit. Louise avait installé son prie-Dieu entre le lit et la fenêtre. Il y restait son chapelet, posé sur l’accoudoir, et un grand missel des familles sur le siège de paille. Manifestement la cadette avait prié pour le salut de la défunte, et dévidé avec application son rosaire d’ivoire. Restait donc seulement à s’occuper du corps : c’était une autre histoire.

Tu lui as joint les mains, pauvre nigaude que tu es, protesta la cousine.

J’ai cru bien agir, Berthe. On est entre chrétiens…

Berthe haussa les épaules, ce qui réveilla ses douleurs derrière l’omoplate. Elle entreprit d’ôter la chemise de nuit.

Donne-moi des ciseaux !

Oh non, pleurnicha Louise, tu ne vas pas oser ?

Vois-tu une autre solution ?

Louise ne gémissait plus. Que faire, de toute façon ? Berthe était sans pitié. Elle découpa la chemise et dégagea le corps, et Louise l’aida à desserrer les doigts crispés de la tata. Puis on farfouilla dans l’armoire pour trouver de quoi l’habiller.

On revêtit le corps d’une robe de deuil en étamine noire, que la tantine avait gardée, comme pour l’occasion, ou dans l’espoir secret d’enterrer tout son monde, tant la méchanceté conserve. Elle était roide, certes, cette malheureuse, du « rigor mortis » comme on dit. Berthe s’évertuait, déchirée par l’arthrose, suant à grosses gouttes malgré le froid glacial qui régnait dans la pièce, à lui enfiler ses manches à gigot et à lui boutonner son col. Elle expédia sa sœur aux « Dames de France », d’où Louise revint avec trois mètres et quelques d’un crêpe noir assez épais.

Voilà donc la morte en grand deuil. On lui passe des bas fumée, on la chausse, on la gante, on la maquille un peu pour lui rosir les joues, on la coiffe en chignon modeste, on la chapeaute comme il faut, et on la voile avec le crêpe épinglé avec soin. On la parfume abondamment avec « Quelques fleurs » d’Houbigant, en version concentrée car on ne sait jamais.

Ces activités donnent faim : n’y a-t-il donc rien à manger avant d’aller dormir, pour repartir demain et le plus tôt possible ? Louise bat une omelette, avec quelques lardons, de l’ail et du persil, et du pain de la veille pour accompagner. Berthe a ouvert du Gigondas : idéal pour le froid. Rien de tel qu’un peu de Grenache pour vous donner de l’énergie. Et à présent, au lit ! Et chacune avec sa bouillotte, elles gagnent leurs chambres tout au bout d’un couloir glacial. Louise voudrait bien dormir avec sa sœur, parce qu’elle a froid, parce qu’elle a peur, parce qu’elle a mal au cœur, qu’elle ne se sent pas bien, parce que patin, parce que couffin.

Mais c’est hors de question, répond Berthe, agacée. Va vite te coucher, il te faudra des forces dès demain matin…

Le petit déjeuner ne passera pas davantage pour la pauvre Louise, qui se contente, barbouillée, d’un peu d’eau de Vichy. Berthe a avalé son café le plus brûlant possible. Elle ne se sent pas très d’attaque, mais mourrait sur-le-champ plutôt que de le reconnaître devant sa cadette. Elles devront se secouer ! Un grand coup de Chartreuse pour se réchauffer, la meilleure, la verte, voilà ce qu’elle veut. Et elle en fait boire à Louise : c’est pour lui donner du courage, bien que l’infortunée s’estranglouille à demi en criant : « Oh c’est fort, que ça pique et que c’est amer ».

Tu ne sauras jamais ce qui est bon, idiote. Mais tu vas en avoir besoin, car le plus dur est devant nous. Nous allons mettre debout le cadavre, à présent.

Car tel est le dessein de Berthe : on va profiter du grand froid, des wagons sans chauffage, de l’absence de voyageurs sur ces petites lignes déjà désertées, bref exploiter les circonstances, pour ramener la tante au tombeau de famille par les transports publics, sans bourse délier, sans cercueil et sans plomb, sans octroi, sans certificat médical, — au prix d’un billet de seconde. Et ne la croyez pas avare ni desséchée de cœur : elle ne veut pas gaspiller, voilà tout. Pourquoi dépenser mille francs si on peut s’en passer ?

Louise a peur, bien sûr – elle a toujours eu peur de tout, de sa sœur et de ses parents, de son ombre, des hommes qui la regardaient, bien qu’elle fût plutôt jolie, des chiens qui aboyaient, des souris et des araignées, des maladies à l’affût de son corps, et du regard de Dieu sur ses moindres pensées. Mais il y a de l’argent à gagner, à ne pas débourser plutôt, et c’est là l’essentiel. Et puis elle suit Berthe, comme depuis toute petite, quand elles jouaient au croquet et que l’aînée trichait, sûre de son impunité, et bisque bisque rage à sa cadette en pleurs. Et si Louise a peur de relever la morte, elle craint plus encore les colères de Berthe. Alors elle obéit, malgré les crampes d’estomac qui la prennent soudain. Elle n’aurait pas dû boire cette Chartreuse. Elle se ressert du Vichy.

Voilà la défunte debout — par bonheur elle pèse peu. On la tient sous les bras comme une poupée déglinguée. À deux il est facile de la transporter, comme si elle défaillait sous le poids du chagrin. Et les deux soeurs la traînent ainsi vers la gare, sur les pavés glissants dans les rues de Voiron, où les rares passants les saluent en silence, — désolations en marche sous la neige ininterrompue.

C’est une veuve infortunée, explique Berthe au guichetier interloqué. Elle est comme en état de choc. Elle aimait tellement son malheureux époux ! C’était un couple si uni ! Quelle tragédie, mon pauvre monsieur ! Ce que c’est que de nous, tout de même ! On est bien peu de choses… Elle qui aurait tant voulu s’en aller la première !

Louise gémit sans désemparer, — pas besoin de faire semblant –, et renifle tant qu’elle peut. Elle n’a pas pris assez de mouchoirs, comment se débrouiller pour rester présentable ? La seule idée qu’on puisse les démasquer la fait chanceler à l’avance. La honte, le scandale, la une des journaux, la justice certainement, les Assises, les tribunaux… Le nom de la famille sali pour des générations. Heureusement que leurs parents sont déjà morts, ils ne l’auraient pas supporté. Un recel de cadavre, ça vaut combien d’années à l’ombre ? Elle se voit déjà tricotant des chaussons de laine pour les enfants nécessiteux, gardée par une religieuse Calvairienne, dans le quartier des longues peines de Montluc, et nourrie chaque jour de haricots bouillis ou bien de pois cassés, elle qui est si difficile et qui digère si mal tous les féculents. Elle ne survivra pas à l’incarcération. Ou alors « charger » Berthe ? Après tout, c’est elle qui a tout combiné, Louise n’a fait qu’obéir. Complicité, on doit payer moins cher. Ou demander les circonstances atténuantes, au vu de sa santé fragile ? Et puis elle a les pieds glacés, ça c’est pire que tout. Elle va attraper une bronchite double, avec complications, non, une pneumonie, une congestion pulmonaire. Ah une verveine bien chaude, ou une camomille…

Votre amie a bien de la chance de pouvoir compter sur vous, leur répond l’employé, bouleversé du dévouement de ces deux vieilles dames envers leur compagne endeuillée.

D’autant que l’une d’elles semble boiter un peu, jusqu’à grimacer de douleur. L’autre a les yeux rougis, les paupières gonflées et les lèvres qui tremblent. Que c’est beau l’amitié tout de même… Ces deux femmes nous donnent une vraie leçon de vertu, de solidarité, et d’amour du prochain, conclut en son for intérieur le cheminot ému, qui est chrétien de gauche et milite à la JOC, va voter Front Popu et mourra au Vercors quelques années plus tard, car il croit en l’humanité, aux jours couleur d’orange, à la fraternité. C’est un idéaliste, lui.

Elles vont donc changer de train à Grenoble d’abord, et puis encore à Saint-Auban, traverser le quai de la gare balayé de rafales en traînant toujours la tantine, et prendre leur correspondance jusqu’à Digne-les-Bains — avec leur « macchabée », se dit la cousine amusée malgré les risques encourus. En fait, elle n’est pas inquiète : enfin quelque chose où vibrer ! Cette équipée hiémale est autrement plus drôle que les coussins au petit point et les couvertures au crochet, la relecture des classiques et la taille des azalées. Pour peu elle en sourirait pour sa peine. Quant à l’angoisse de Louise, elle s’en délecte en silence : c’est un plaisir un peu sadique de voir sa cadette affolée, muette de terreur, le rouge à ses joues pâles, avec le cœur qui bat si fort qu’il lui semble l’entendre par-dessus le ferraillement rythmé de la machine. Il ne faudrait quand même pas que cette nunuchette aille se trouver mal, ou faire une crise cardiaque. Deux cadavres à porter, ce serait vraiment trop.

Le froid est devenu polaire : personne dans ces trains, sauf elles trois. À chaque vibration de ces wagons mal suspendus, la tante Daumesnil ballotte, tout proche de tomber. Les deux sœurs sentent le danger. Elles doivent rester collées, là, bien contre la morte, pour éviter la chute qui les trahirait. Pas plus l’une que l’autre ne pourrait soulever le corps une seconde fois. Elles se serrent donc auprès de la tata, à peine honteuses, soulagées à mesure que le temps passe avec les kilomètres, ankylosées à force de n’oser bouger, et impatientes d’arriver.

Louise ne geint plus. Elle n’en a plus l’énergie. Elle voit déjà l’échafaud se profiler en silhouette, la lame de la guillotine, le curé qui l’accompagne en priant jusqu’aux marches fatales. Condamnée, votre pourvoi est rejeté. Peut-être en plaidant la folie ? En ce cas ce serait Sainte-Anne, pas forcément le luxe, mais on la soignerait : c’est plein de médecins, ces asiles psychiatriques. Quoique, les douches froides et les électrochocs… Peut-être est-on mieux en prison, à bien y réfléchir. Berthe ne dit plus rien, concentrée sur ses efforts pour ne pas crier : ses douleurs sont incontrôlables, ses genoux la tourmentent, on lui arrache les épaules avec des tenailles brûlantes. Est-ce le châtiment, déjà ? Cette pensée la traverse soudain, de part en part, comme un couteau. Elle la repousse avec rage : quand on est mort, on est bien mort, et elle ne fait rien de mal. De quoi serait-elle punie ? La tante Daumesnil en serait bien d’accord, si elle pouvait lui parler : il est vraiment stupide de perdre mille francs dans des formalités. Berthe secoue la tête comme un cheval rétif ; ce n’est pas le moment d’avoir une faiblesse, stupide que tu es. Et ses mâchoires se verrouillent. Par chance Louise se tait : elle ne pourrait pas endurer ses bavardages sans saveur, encore moins ses lamentations éternelles. Elle finirait bien par la calotter, cette nigaude intolérable.

Les contrôleurs sont atterrés : quel tableau pathétique que cette veuve douloureuse sous ses voiles de crêpe, comme anesthésiée de chagrin, rendue muette par le deuil, entourée par ses deux amies tellement attentives, dont l’aînée semble cependant souffrir énormément, et la moins vieille tremble, d’émotion et de compassion. C’est à peine s’ils osent poinçonner leurs billets. Quelle pitié, vraiment, ces pauvres femmes sans défense, si faibles, si gentilles, dans un hiver pareil, les mignonnes … Accepteraient-elles un café, ou un petit cognac ? Ils ont tout ça dans leur thermos, ce serait un plaisir.

Non, merci bien, messieurs, vous êtes bien aimables, mais nous ne buvons pas. Nous sommes au régime. Notre foie, n’est-ce pas …

Et de pousser un grand soupir dès qu’ils ont quitté le wagon.

En gare de Digne-les-Bains, il faut tenir deux bonnes heures à attendre le train pour Thorame, dans le coin le plus froid à cause de l’odeur — car on ne sait jamais. Mais, par sécurité, cousine Berthe administre à la morte, en douce, quelques giclées supplémentaires d’Houbigant concentré. Beaucoup de « Quelques fleurs ». Tassées toutes les trois sur un banc de bois dur, dans la salle d’attente, elles font presque peur : on dirait les trois Parques, mais en un peu moins gai. Louise n’a plus de mouchoirs et renifle sans retenue, à la grande exaspération de Berthe qui sent monter en elle une envie de la battre, très fort et sur la tête. Le rouge à joues de la défunte a tourné depuis un moment, et ses traits se sont creusés de façon visible. Il serait vraiment temps d’arriver au bercail. La neige tombe doucement sur les quais désolés qu’un cheminot balaie. Puis il lance du sel pour qu’on ne glisse pas : si cette pitoyable veuve allait chuter sur le verglas, avec ces misérables femmes à peine en meilleur état qu’elle pour la soutenir, ce serait le bouquet. En parlant de bouquet, ça sent fort le jasmin, c’est curieux en cette saison, mais pas désagréable, se dit-il en entassant la neige salie. Vivement février ! Il ira passer la journée au carnaval de Nice, avec sa bonne amie, tout habillés de clair, avec des chapeaux neufs et de beaux cotillons, prêts pour la bataille de fleurs. Oui, que le printemps vienne !

Et la fin du trajet se déroule sans incident, le train jusqu’à Thorame-basse, « compagnie de Provence », et enfin la patache, dont le cocher est ivre, plus encore que de coutume, plus que la veille aussi, pour résister au froid. Il ressent de la peine pour cette brave dame, quasi évanouie dans ses voiles de deuil, et que ses deux compagnes ont du mal à asseoir tant elle est raidie de souffrance, comme tétanisée.

Chienne de vie, putain de mort ! grommelle-t-il en reprenant un peu de rhum.

Et comme d’habitude, le cheval ne se trompe pas, malgré un brouillard si compact qu’on a peine à s’orienter. La guimbarde s’arrête face au relais de poste, rempli de poivrots bien au tiède, dont aucun n’a envie de voir qui peut sortir de la voiture. Il fait meilleur dedans, dans la chaleur et la fumée. Une chance pour le trio, qui passe ainsi incognito.

Le village était un désert : il était tard, il gelait à éclater les pierres — pas un temps de chrétien. La neige ne tombait plus qu’en averses brusques, tourbillonnait dans les bourrasques et leur piquait les yeux. Soudain le crêpe noir, arraché des épingles par une rafale imprévue, s’envola dans la rue, et se mit à flotter, comme dans le rêve de Berthe, à quelques mètres en l’air. Louise éclata en sanglots. Et Berthe lâcha la défunte, trouva l’énergie de courir, récupéra l’objet tombé en boule humide au pied d’un réverbère, et le serra contre son cœur avec une passion furieuse. Louise était restée debout, soutenant le cadavre comme elle pouvait, changée en béquille vivante, cherchant ses propres forces elle ne savait où.

On étendit la morte sur le plus grand des lits, dans une vaste salle orientée au nord, la plus fraîche qui fût. Berthe brûla le crêpe dans la cheminée, et nettoya soigneusement les chaussures de la défunte, qu’on revêtit d’une autre robe plus appropriée. La cousine était épuisée : son dos la torturait au-delà de toute expression, ses jambes n’obéissaient plus, sa nuque était brisée, ses épaules bloquées. Elle crut ne jamais arriver à sa chambre, mais triompha des escaliers. Ses chiens et chats lui firent fête. Elle ôta ses chaussures et s’assit sur son lit, tout contre les coussins brodés ; la tête lui tournait un peu. Puis elle réfléchit, poussa un soupir d’aise. Elle avait mérité les palmes, car elle avait été plus forte que la mort : elle avait sauvé mille francs, en se prouvant aussi qu’elle pouvait encore agir dans l’existence. Elle se sentait invincible, elle n’allait jamais mourir. Il n’y avait rien de commun entre elle et ceux qui craignent les blessures. Elle dormit comme un bébé. Dans la pièce voisine, Louise criait dans ses rêves, mais elle ne l’entendit pas.

Le lendemain matin, Berthe convoqua le curé. Il trouva les deux sœurs en larmes, surtout la cadette, effondrée. L’aînée résistait mieux. C’était une maîtresse femme.

La tante Daumesnil, déclarée morte chez sa nièce, fut enterrée deux jours plus tard, conformément à ses dernières volontés, dans le tombeau de granit noir, qui faisait assez chic avec la neige blanche, et de moins mauvais goût qu’on aurait pu le croire. Les ananas de fer rendaient bien dans le paysage. Louise pleurnicha, Berthe semblait souffrir, enveloppée dans son renard. Elles sont courageuses, se disaient les gens du village. Oui, elles ont du cran, surtout la plus âgée. Et comme elle sait se tenir ! Voyez comme elle avance, en comptant tous ses pas. Il n’y a pas plus digne qu’elle. »

Une nouvelle de Françoise Guichard.

Publiée, revue « Vivre plus »n°spécial nouvelles 2006.

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