Edition Les Belles Lettres, traduction de Geneviève Moreau-Bucherie ( 2401-2500) Tome 3 du recueil des Adages.
Une « collection » de proverbes, comme des fables:
LA MOUCHE… Adage 2407. « Même une mouche a une rate »
Tout à fait semblable à celui-ci, cet autre adage [722] : « Et les enfants
ont le nez d’un rhinocéros »*. Et celui-ci [1431] : « Il y a de la bile chez la
fourmi ». Ça sent l’ordure.
LE CHAMEAU… Adage 2408. » Le chameau qui voulait des cornes ».
Le chameau désirant des cornes perdit en plus ses oreilles
Cela concerne ceux qui courent après l’exotisme, et ne s’occupent pas
de ce qu’ils ont. Cet adage a été inspiré de l’apologue des chameaux, qui
envoyèrent leur porte-parole réclamer des cornes à Jupiter. Le dieu fut offensé
par la stupidité de la demande et leur coupa les oreilles aussi.Celui-ci semble
également venir d’Apostolios*.
LE SINGE… Adage 2409. « Hercule et le singe »
Se dit de ce qui n’est pas du tout compatible. Le singe tient son pouvoir
de la ruse tandis qu’Hercule excelle par sa force. Cet apologue est voisin de :
« Tantôt fourmi, tantôt chameau » [447]. Il y a une fable connue, au sujet
des frères Perperi, qu’Hercule suspendit attachés ensemble à sa massue1.
On raconte qu’ils furent changés en singes.
Adage 2479. « Un singe portant barbe ou queue »
Un singe portant la barbe. Aristophane*, én Acharneüsin [= dans Les
Acharniens] : ¯O pithêké ton p¯og¯on’ ékh¯on [= Ô singe qui porte barbe !]. Le
scholiaste* nous informe qu’Archiloque* fait allusion à ce proverbe quand
il dit : «Ô singe, quelle queue tu as ! »
On dit cela en général des gens ridicules.
Régulus appelait Rusticus le singe des stoïciens pour l’insulter, comme le
rapporte Pline* dans ses Lettres, je crois, parce qu’il était plus stoïcien par la
barbe et le manteau que par le caractère.
Ailleurs, Aristophane* encore qualifie certains de dêmopithêkous, comme
s’ils étaient les singes du peuple.Cet animal est gél¯otopoïon [=un bouffon] par
nature, et il semble qu’il ne soit pas né pour une autre fonction, puisqu’on
ne peut le manger comme on le fait des moutons, qu’il ne peut garder la
maison comme les chiens, ni porter des charges comme les chevaux.
Athénée* dans son livre 14, raconte une histoire à propos du philosophe
Anacharsis, d’origine scythe : « Lorsque des comédiens spécialistes du rire
furent introduits dans un banquet, il fut le seul de tous à ne pas rire. Enfin,
on introduisit des singes, et il se mit à rire ; quand on lui en demanda la
raison : “Hé ! dit-il, les singes sont gél¯otopoïoi [= bouffons] par nature, tandis
que les autres” ne font que les imiter. »
Adage 2489. « Un joli petit singe »
L’expression conviendra lorsqu’on est loué à tort par flatterie. Pindare*
dans ses Pythiques, ode 2 : «Un petit singe est joli, toujours joli aux yeux
des enfants. »
Son commentateur montre que le proverbe vient de ce que les enfants
adulent les singes en répétant sans arrêt kalos pith¯on [= joli petit singe !]. Or
on voit bien que pith¯on est un diminutif dumot pithêkos, comme si l’on disait :
petit singe.
Pindare, par là, blâme indirectement quelqu’un de dresser la crête quand
il est loué par des ignorants, ou bien d’aduler Hiéron et de louer chez lui ce
qui n’était pas louable.
Mais ces animaux sont dotés de philaütia [= d’un narcissisme] particulier,
ce qui fait qu’ils sont sensibles aux louanges, prennent du plaisir à se regarder
dans les miroirs et se réjouissent du contact physique avec leurs petits, au
point de les tuer dans leur étreinte.
Les Anciens employaient kharigl¯otteïn pour : parler de façon charmante,
verbe qu’a utilisé Eschyle* dans Prométhée enchaîné, comme nous l’apprend
Athénée* dans le livre 4. En accord avec la même référence, on disait que
êdügl¯otteïn [= parlaient doux] ceux qui préféraient dire des choses agréables
à dire des choses vraies.
1. Érasme utilise souvent l’expression collatis signis ici : signa en latin désigne des enseignes, drapeaux, signes de ralliement dans les armées romaines. Les enseignes romaines étaient des aigles.
LE CHIEN… Adage 2413. « Le chien revient à son vomi »
Cet adage convient parfaitement à ceux qui retombent dans les crimes
pour lesquels ils ont un jour payé le prix. Il est rapporté en ces termes dans
les lettres de saint Pierre* : «Or pour eux le proverbe a dit vrai : le chien
retourne dans son propre vomi, et la truie se lave pour aller se vautrer dans
la boue. »
L’image provient bien sûr des chiens qui ingurgitent à nouveau ce qu’ils
ont vomi, et des truies qui reviennent en courant tout droit du fleuve dans la
boue. le paroïmiographos hébreux [= l’auteur de proverbes] exprime la même
idée : « Comme le chien qui retourne dans son propre vomi, le fou répète sa
folie. » Saint Pierre faisait en effet allusion à ce passage, si je ne me trompe.
L’ANE ET LE CHIEN… Adage 2414.
Donne de la paille au chien, des os à l’âne
On dit cela de choses mal distribuées. C’est comme si l’on offrait en
cadeau de la littérature à un inculte, à un érudit des fleurs, un glaive ou un
ceinturon, à un soldat un livre, à un évêque des chiens de chasse. De tels
cadeaux sont malvenus pour la raison même qu’ils sont inadaptés. Quelquefois
ils sont pris pour une insulte.

LES OISEAUX… Adage 2421. « Ékpérdikisaï [= L’oiseau s’est envolé] »
Les Grecs, en disant ékpérdikisaï, désignent par une métaphore proverbiale
le fait de s’échapper ou de se dérober comme une perdrix. Aristophane* dit
dans Les Oiseaux :
Chez nous, point n’est honteux
D’échapper des filets.
Cela vient de ce que les oiseaux s’échappent souvent des filets ou des
pièges. Comme le dit le proverbe, la perdrix est particulièrement habile à
s’enfuir des mains des chasseurs. Et à ce sujet il est intéressant de citer ici les
paroles mêmes d’Aristote*, dans son livre 9 de LaNature des animaux : « Elles
ne pondent ni ne couvent leurs oeufs au même endroit de peur qu’on ne
remarque qu’elles s’y installent trop longtemps. Plus tard, quand quelqu’un
vient en chassant à tomber sur son nid, la perdrix fond sur les pieds du
chasseur, comme pour être capturée ; par cette pratique, elle l’attire vers elle,
lui faisant croire qu’il peut la saisir, le temps que les petits s’enfuient un à
un du nid. Cela fait, elle s’échappe à son tour en volant et rappelle ses petits
auprès d’elle. »
Voilà pour Aristote. Et c’est avec plaisir que j’ajouterai à ce passage ce
que Plutarque* écrit en des termes à peu près similaires dans le livre intitulé
Qui des animaux terrestres ou marins sont les plus intelligents ? : «Mais les perdrix
font preuve d’une autre forme d’intelligence, liée à leur amour pour leurs
petits. En effet, quand ils ne savent pas encore voler, elles leur apprennent
à se coucher sur le dos, en maintenant au-dessus d’eux de la terre ou de
la paille en guise de couverture et, ainsi recouverts, à rester cachés, tandis
qu’elles-mêmes détournent le chasseur vers un autre lieu, grâce à la tactique
suivante : elles l’attirent en fondant sur ses pieds et volètent juste au-dessus de
lui pour lui laisser espérer une capture, le temps qu’il faut pour l’entraîner
loin de leurs petits. »
Je pense avoir assez bienmontré par cesmots qu’en grec ékpérdikisaï signifie
exactement s’échapper avec l’habileté et l’intelligence de la perdrix.
En même temps, il est fait allusion à un cabaretier particulièrement malhonnête,
à qui l’on avait donné le surnom de Perdrix parce qu’il boitait.
Aristophane le mentionne dans Les Oiseaux.*
LES CORBEAUX ET LES COLOMBES… Adage 2473. « Favoriser les corbeaux, harceler les colombes ».
Ce que l’on trouve chez Juvénal* ressemble à un proverbe comme un oeuf
à un autre oeuf [410] :
Aux corbeaux les faveurs, les tracas aux colombes.
Les châtiments des lois s’exercent sur les humbles et ceux de qui l’on
peut tirer profit, du fait de la gentillesse de leur caractère. On pardonne aux
voleurs.
L’adage est tiré d’une maxime d’Anacharsis* qui disait cela en se raillant
du zèle de Solon à écrire ces lois, comme Plutarque* le rapporte dans la Vie
de Solon : « Il disait que les lois sont semblables aux toiles d’araignées parce
que, si un corps assez léger et ténu se précipite sur elles, il y reste collé tandis
qu’un corps plus gros les crève et s’enfuit. »
Ce que dit Térence* dans Phormion relève de la même sentence :
Jamais nous ne piégeons épervier ni milan,
Mais on tend nos filets aux candides oiseaux.
Dans les uns, c’est profit, dans les autres, gâchis.
Adage 2478. « Une colombe posée »
Suidas* le recense comme proverbe et indique que l’on avait coutume de
dire cela de personnes extrêmement douces et simples. En effet, lorsque les
colombes s’envolent, elles dépassent tous les autres oiseaux par la vitesse de
leur vol ; mais, une fois posées, il n’y a rien de plus doux et de plus simple.
Elles n’ont aucune autre défense contre les milans et les éperviers que la
rapidité de leurs ailes.
Je pense que l’on peut dire cela aussi de ceux qui feignent l’ingénuité pour
mieux donner le change, parce que les oiseleurs ont l’habitude de déposer
dans un filet une colombe dont on a arraché les yeux, qui attire toutes les
autres, en sautillant. LesGrecs appellent cet oiseau paleütria, du verbe paleüeïn
qui signifie séduire en détournant ou attirer dans un piège.
Aristophane* dans Les Oiseaux, à propos des colombes :
Il les force, empêtrées dans le filet, à tenir lieu de leurres.
À toi de voir, lecteur, s’il faut lire hêmménê, c’est-à-dire, prise au piège, car
c’est ce qu’on lui a fait subir pour abuser les autres(2).
Notes: 1. Athénée dit que le verbe sikélizeïn, qu’Érasme traduit par siculissare en latin, signifie en fait : danser. 2. Érasme suggère que le proverbe serait plutôt «Une colombe dans un filet » au lieu d’«Une colombe posée ».
LES POISSONS… Adage 2438. « Éklinisaï [= Passer à travers les mailles du filet] »
C’est une figure proverbiale qu’Eustathe* présente comme telle dans le
chant 3 de l’Iliade. La métaphore provient des poissons qui s’échappent des
filets ou qui se détachent de l’hameçon. Car les filets sont appelés lignes chez
les Latins aussi, comme chez Virgile* : « Ils tirent les lignes humides. »
Certains poissons ont une habileté innée à s’échapper desmailles des filets,
comme Oppien* nous le raconte avec élégance dans le livre 3 à propos du
mulet. Mais mieux vaut donner le texte du poème puisque son auteur n’a
pas encore été publié :
Quand le mulet est pris aux mailles du filet,
Et par art et par ruse il sait où s’échapper.
Il saute en l’air gaillard, d’un bond ô combien leste,
Et de toutes ses forces tente de se dégager,
S’élance à la surface, sort tout son corps de l’eau.
Et grâce à son Génie, fortune lui sourit
Car souvent il franchit les cordes du filet,
Auxquels sont attachés les câbles les plus hauts,
Et s’échappe, fuyant un noir destin. Mais, si
Se croyant aguerri il retombe, inquiet,
Il ne se battra plus pour sortir du filet,
Et de ses vains efforts et du danger instruit,
Ne se démène plus, renonce à s’élancer.
Il garde enmémoire les astuces identiques par lesquelles les autres poissons
s’échappaient une fois pris. Mais il serait trop long de tout raconter.
Ce que relate le poète Claudien* du poisson-torpille est amusant à découvrir
: comment, lorsqu’il a été capturé par l’hameçon, il se dégage par le
pouvoir du poison projeté à travers le filet et la ligne, jusque sur les mains
du pêcheur.
Le poème donne ceci (car pourquoi alourdir ce qui est écrit avec tant
d’élégance et d’esprit ?) :
Si un jour il absorbe l’appât d’airain caché,
Et se sent retenu par l’hameçon courbé,
D’une vaine morsure ne se dégage pas,
Mais par ruse à la noire ligne va se joindre,
Sachant bien quel pouvoir sa capture lui conďre ;
Toute la surface de la mer est couverte
Du noir poison que ses veines répandent ;
Au haut de la ligne, puissant il se propage,
Et au-delà des flots paralyse le pêcheur.
L’horreur, effrayante, jaillit des fonds marins,
Et, grimpant tout au long de la ligne qui pend,
Elle traverse ses noeuds d’un froid mystérieux,
Le sang fige la main qui croyait triompher.
C’est un fardeau funeste et une proie rebelle
Que le pêcheur rejette à la mer ; bredouille
Et sans sa canne à pêche, il revient au logis.
Le commentateur d’Aristophane* pense que l’expression vient des oiseaux.
Perse* dans Satires, 5, utilise une figure semblable :
Afin que tu ne veuilles pas te débattre et rompre tes filets aux mailles serrées.
L’OURS… Adage 2467. « Ne touche pas les narines fumantes d’un ours »
Cela tient du proverbe, et on le trouve chez Martial* :
Garde-toi, dans ta rage et l’écume aux lèvres,
De toucher les narines fumantes d’un ours vif.
Il peut rester tranquille et te lécher les doigts ;
Si la douleur, la bile ou la colère l’emportent,
Ours il redeviendra. Et mieux vaut dans ce cas
Que sur une peau vide tu émousses tes dents.
LES SOURIS… Adage 2468. »Comme des souris ».
Plaute dans Les Deux Captifs* :
Nous mangeons toujours comme des souris
La nourriture qui est à autrui.
On le dit des parasites, qui se font une joie de manger le pain d’autrui.
S’attarder dans un même endroit, être libre et manger la nourriture d’un
autre sont incompatibles, ce qui est montré avec élégance dans une fable
d’Ésope* au sujet d’un rat des villes et d’un rat des champs. De plus, les
Grecs emploient un verbe métaphorique, müspoleïn, pour dire : qui rôde
et erre dans tous les sens, comme des souris à la recherche de nourriture.
Hésychios* l’a indiqué aussi.
Le RENARD… Adage 2470. « Aussi facilement qu’un renard mange une poire ».
Plaute* dans la comédie Le Fantôme dit :
Aussi aisément qu’un renard mange une poire,
Tu vaincras.
Se dit d’une chose facile à réaliser, car manger une poire ne demande
aucun travail à un renard qui a des dents superbes.

LE PORC… Adage 2472. « Le porc fait la ƒête »
« Le porc a dansé » ou « Le porc fait la ƒête ». Diogénianos* nous montre
que l’on disait en général cela de ceux qui se tenaient mal, et qui, lorsque
la situation tournait à leur avantage alors qu’ils ne l’avaient pas mérité, se
comportaient avec une grande insolence.
Suidas* et Zénodote* mentionnent tous les deux ce proverbe. Or, chez
les Grecs, c’est k¯omazeïn [= s’ébattre] comme les jeunes amants avec des
couronnes de fleurs, des chants, des danses et toute autre bagatelle juvénile,
et se ruer dans les maisons des autres. Les porcs aussi se ruent, d’où ces
propos de Théocrite* dans Les Syracusaines : « En foule dense tous ensemble
ils se ruent, comme les porcs. »
Du reste il est étonnant de voir comment les hommes de caractère fruste
peuvent se comporter de manière honteuse. Cet adage conviendra bien à
quelqu’un de nature sauvage et grossière qui affectera de sembler spirituel.

lE LION ET LE RENARD…
2481. Si une peau de lion ne suffit pas,
il faut y ajouter celle d’un renard
Si une peau de lion ne suffit pas, ajoute celle d’un renard. Quand on
ne peut obtenir quelque chose par la force physique, il faut employer la
ruse. L’adage provient d’une sentence de Lysandre, qui en effet, comme
Plutarque* le rappelle dans sa Vie de Lysandre, avait pour habitude de rire
de ceux qui, sous prétexte de descendre d’Hercule, pensaient pouvoir faire
la guerre à découvert par leurs seules forces physiques, et sans ruse. Lui, au
contraire, jugeait que c’était le devoir d’un bon chef, à l’endroit où la peau
d’un lion ne pouvait s’étendre, de la coudre avec celle d’un renard.
C’est à peu de choses près la même idée à laquelle Virgile* aussi fait
allusion quand il dit : « Ruse ou courage, que rechercher chez l’ennemi ? »
L’adage est rapporté par Zénodote*.
Il est similaire à celui dont Plutarque* rappelle, dans la Vie de Sylla, qu’il
a été prononcé par Carbon. En effet, parce que Sylla non seulement faisait
la guerre en rase campagne mais aussi par la ruse, il disait que, menant cette
guerre à la fois contre un renard et un lion, dont Sylla possédait la double
nature, il s’inquiétait plus vivement du renard.
Chez Aristophane*, il est dit de quelqu’un qu’il est künal¯opêx [= un
chien-renard], parce qu’il conjugue l’impudence du chien à l’astuce du
renard.
Adage 2498. « Peau de lion sur robe couleur de safran ».
Se dit quand on associe deux choses totalement dépareillées. L’expression
a été tirée de Bacchus qui descendit aux Enfers dans cette tenue, chez Aristophane*.
Il avait revêtu une délicate robe de femme sur laquelle il avait jeté
une peau de lion, de sorte que l’on crût dans les Enfers qu’il était, bien sûr, le
redoutable Hercule. C’est donc parce qu’il est attifé de la sorte qu’Hercule
se moque de lui dans Les Grenouilles :
Comment ne pas pouffer quand je te vois vêtu
D’une robe de safran sous ta peau de lion.
On l’emploiera de façon appropriée contre certains moines ou maîtres
d’école, qui portent en public les insignes de leur institution, et agissent
en privé comme des soldats, ou ceux qui sous des apparences sévères sont
efféminés dans leurs manières.