Etude de Geneviève Moreau-Bucherie
La Creüside de Magda Szabo, « L’Instant » : une réécriture de l’Enéide de Virgile.
Le texte français de Virgile cité ci-dessous a été traduit par Paul Veyne.
1- Quand Magda Szabo évoquait L’Instant, elle en parlait comme d’une « bombe ». Porté durant plus de soixante ans, abandonné puis repris au gré des tourmentes que connut son pays, la Hongrie, le roman parut à la fin de l’année 1989, à l’heure où tombait le Mur…
Dans son prologue elle précise : « De toute ma carrière d’écrivain, je n’ai jamais ressenti une telle tension de bonheur en préparant un ouvrage ; et de tous mes personnages c’est Créüse qui m’a inspiré le plus de compassion ».
Sa traduction en français par Chantal Philippe parait en 2009 chez Viviane Hamy.
2- Avec cette réécriture de l’Enéide, M.Szabo se livre à une réflexion sur ce que sont les mythes et les héros; chez Virgile, Créüse, la femme d’Enée, est condamnée par les dieux à mourir avant même que ne s’ouvre l’épopée.
On lit en effet chez ce dernier : « Il avait dit et déjà, à travers la ville, le feu se fait entendre plus distinctement et les tourbillons brûlants des incendies se rapprochent de nous. Allons, père chéri, place-toi sur mon cou, je te prendrai sur mes épaules et cette charge ne me sera point lourde; quoi qu’il puisse advenir, il y aura pour nous deux un seul et même péril, un seul salut ! Que le petit Iule soit à mes côtés et que mon épouse s’attache à mes pas à quelque distance. (…) J’étais déjà aux portes et je croyais m’être tiré de ce parcours, quand tout à coup mes oreilles crurent entendre des bruits de pas nombreux(…) J’aperçois l’éclat des boucliers et les reflets de bronze; j’ai pris peur, je me suis troublé et je ne sais quelle divinité inamicale m’a ôté l’esprit; je prends en courant des ruelles inconnues, je m’écarte de la direction familière et pendant ce temps-là, malheur à moi ! Créüse mon épouse, m’est râvie. Etait-ce le destin ? Avait-elle fait halte ? S’était -elle trompée de chemin ? S’était-elle assise, harassée ? on ne sait, mais elle n’a plus été rendue à nos regards. Ne m’étant pas retourné, je n’ai pas vu que je l’avais perdue et je n’y ai pas songé, jusqu’à ce que nous soyons parvenus au tertre de l’antique Cérès… » Fin de citation.
Dans le roman de Szabo, rien de tel ! Créüse qui a entendu l’oracle de Vénus fait à son fils Enée, sur son sort à elle, se sait condamnée, raison pour laquelle elle doit dans la fuite, » s’attacher » aux pas d’Enée » à quelque distance »…Elle récuse cette sentence ; à « l’Instant » où cela est possible, l’épouse usurpe l’identité de son mari faible et fallot, en le tuant, et s’octroie d’accomplir le destin de ce dernier, mort à sa place, mais également le sien propre.

» C’est finalement grâce aux beaux-arts qui m’avaient tant indignée, que j’ai trouvé la solution. Toutes les oeuvres représentent trois personnages, le père, le fils, l’aïeul, mais où est celle qui, au moment de la fuite, s’occupe des bagages; celle qui mieux que personne sait quels objets de culte il convient d’emporter quand on s’enfuit à travers la cité en flammes ? Alors j’ai compris: voilà le message, il est dans la mise en scène, Virgile n’a pas fait partir les fugitifs dans une disposition logique . Selon le deuxième chant, Enée marche en tête, portant Anchise infirme, lequel tient de son bras débile un ballot contenant les pénates et les insignes nécessaires à la fondation de la patrie, et de sa main droite restée libre, le héros tient celle de son petit garçon. Mise en scène plaisante, mais impossible. Quelle mère, au moment de l’assaut et de la fuite, lâcherait la main de son enfant et se précipiterait, sans aucun bagage, jusqu’à se perdre dans une ville qu’elle connaît depuis sa naissance ? La preuve la plus évidente de ce que Créüse était effectivement restée en vie, se trouvait dans la mise en scène des fugitifs. Je pouvais désormais poursuivre le raisonnement à partir de cette disposition délibérément illogique, et réfléchir à ce que j’obtiendrais en la modifiant (…) » Magda Szabo, » Avant-propos », genèse d’un roman, La Creüside.

3- Figures de femmes dans la Créüside :
Si les femmes, mise à part la belle Didon, sont peu évoquées dans l’Enéide, dans la Créüside, Magda Szabo les met en avant .
Auc côtés de Créüse, la » nouvelle » Enée, nous trouvons la figure de la nourrice Caieta, celle d’Hécube plus reine que ne l’est le vieux Priam dépassé par les événements, Cassandre, et Lavinia, amplement décrites et incarnées.
De leur côté, les Déesses omniprésentes dans l’Eneide, sont ( au même titre que les Dieux) comme » dégonflées » ici de leur surpuissance, de leur capacité à nuire, à manipuler .
La figure de Vénus, mère d’Enée relève plus de la parodie que de la mythologie :
Chez Virgile, Vénus apparaît à Enée au moment de la mise à sac de Troie : » (…) s’offrit à mes yeux, plus clairement visible qu’elle ne l’avait jamais été, ma gracieuse mère, resplendissant d’une pure lumière à travers la nuit et s’avouant déesse, aussi belle et grande qu’elle aime se montrer aux habitants du ciel. Elle me saisit la main, me retint et ajouta ces mots de ses lèvres de rose (…) » Chant II.
Chez Szabo : » Pendant ce temps, des volutes agitaient la nuée de safran au parfum de rose, nous y voyions à peine, le petit se mit à suffoquer et à pleurer, puis vint la réponse attendue; comment elle s’y prit, c’est son secret, mais soudain, devant la palais d’Ucalegon, deux colombes qui se bécotaient en roucoulant apparurent dans le nuage de fumée qui s’élevait au-dessus du péristyle: » ça ne pouvait pas mieux tomber, juste au moment de partir en voyage, dit Caieta, je vais leur tordre le cou dès que la déesse sera partie, et sur le bateau, je les ferai rôtir pour le petit ».( page 51-52)
D’ailleurs la facétieuse auteure n’hésite pas à faire appel, entre autres, à une déesse soi-disant oubliée, Echiès, l’exquise » soeur jumelle » d’Aphrodite…
4- Parallèle sur la construction de l’Enéide et celle de la Créüside : le modèle et les écarts.
1- ENEIDE ( Paul Veyne)
*Chant I / amorce
» Arma virumque cano » / « Je vais chanter la guerre et celui qui,
exilé prédestiné…vint « .
Enée accoste à Carthage avec ses compagnons: accueil de la Reine Didon.
2- CREÜSIDE ( Magda Szabo)
* chapitre 1: « L’Arme et l’homme » (titre)
Créüse se substitue à Enée en le tuant et embrasse son destin de fondateur en quittant Troie en flammes par la mer avec Anchise, Iule et ses compagnons.
1- Enéide :
* Chant II et Chant III: analepse / Récit d’Enée de son « Odyssée » (épreuves sur la mer de son départ de Troie en flammes jusqu’à son arrivée à Carthage), lors d’un banquet en son honneur et en présence de la reine Didon.
2- Créüside :
* Chapitre 2 : « Pastorale »
En Italie (Latium) le roi Latinus attend Enée fondateur comme fiancé de Lavinia.(« remake » de la pastorale homérique de Nausicaa)
1- Enéide:
*Chant IV : le « roman » d’Enée et de Didon »
Fuite d’Enée en quête de l’Italie. Mort de Didon désespérée et malédiction.
2- Créuside :
*Chapitre 3 : « Le coup d’état »
Chapitre 4 : « L’instruction »
Chapitre 5 : « L’héritage »
Chapitre 6 : « Le mariage »
Créüse : Enée au Latium, discours politique d’Enée au roi Latinus, puis à Lavinia en soliloque : éducation de Lavinia, mariage « non consommé » en attendant une probable métamorphose …
1- Enéide:
*Chant V : Retour d’Enée en Sicile où se trouve le tombeau d’Anchise
2- Créuside :
*Chapitre 7 : « La nuit des bouvillons »
ANALEPSE : Créüse raconte à Lavinia le sac de Troie et l’intrusion du cheval de Troie dans les murs.
1- Enéide :
*Chant VI : La descente aux Enfers d’Enée (Catabase)
2- Créüside :
*Chapitre 8 : « Le cheval Aurore »
Suite de l’initiation de Lavinia.
1- Enéide :
* Chant VII: Enée reprend la mer et accoste aux rivages du Latium / Latinus et Lavinia.
2- Créüside :
*Chapitre 9 : « Dans le monde souterrain »
Créüse descend aux Enfers accompagnée de Charon. (Catabase) / traitement fantastique.
1- Enéide :
*Chant VIII à XI : Révolte des peuples latins sous l’égide de Turnus (combats)
2- Créüside :
*Chapitre 10 : « Au sabot de Pan »
Dans une gargote ainsi nommée, Créüse a vent d’une conspiration du peuple Latin accompagné de Turnus pour combattre et chasser « Enée ».
1- Enéide :
*Chant XII: Duel final Enée / Turnus dont Enée sort vainqueur. Mort de Turnus : parachèvement du destin d’Enée comme fondateur de l’Empire Romain.
2- Créüside:
*Chapitre 11 : « le roi se retire »
Créüse devance l’apothéose d’Enée en quittant le Latium : discours de paix et d’union à Turnus: il épousera Lavinia et aidera Iule à régner.
Chapitre 12 : « Le dernier chant »
Départ de Créüse en bateau pour Troie.
FUIMUS PERORATIO
En guise de péroraison « hors champ » de l’épopée de l’Enéide, vie de Créüse avec ses chiens sur le site de Troie détruite et effacement.